10 - Marchands ambulants
On se promène début mars au bout de l'avenue Bourguiba, dans le quartier derrière l'ambassade de France, avec un ami tunisois. "Tu as vu, soupire-t-il, depuis le 14 janvier, ça n'arrête plus, il y en a de plus en plus, c'est dégoutant !". Qu'est ce qui est dégoutant ? "Mais enfin ! Là ! Tous ces marchands sur les trottoirs. C'est affreux !". Il désigne tous les vendeurs installés le long de la rue, qui ont déployé sur leurs étals des tee-shirts, des cigarettes, quelques DVD. On ne les avait même pas vus. Ils sont calmes, bien rangés les uns à côté des autres, les chalands regardent tranquillement la marchandise, on n'avait rien perçu de très choquant là dedans. Mais notre tunisois, qui fut hier en première ligne de toutes les manifs contre la dictature, est énervé : il n'a pas fait la Révolution pour ça. Et "ça" est une des conséquences, inattendues, de sa révolution. Si tous ces vendeurs à la sauvette tiennent le trottoir, c'est tout simplement parce que les placiers de la mairie ou la police n'osent plus venir leur signifier que c'est interdit. Comment oseraient-ils dans un pays qui s'est enflammé pour montrer son soutien au plus fameux vendeur ambulant de l'histoire arabe du XXIème siècle, un certain Mohamed Bouazizi ?
Seulement, ce désordre énerve de plus en plus de citoyens, qui voudraient voir renaître au plus vite une administration efficace. Même si sa mise en œuvre n'est pas si facile. Voyez le taxi, à qui l'on parle de nos vendeurs, dix minutes plus tard, en roulant vers l'aéroport. A leur propos, sa pensée est tranchée : "D'accord, ce sont des jeunes au chômage qui font ça pour gagner un peu. D'accord, ils ne vendent pas cher et ça peut aider les gens qui ont tellement de soucis en ce moment, mais travailler au noir, ça n'est pas normal. Les vrais commerçants doivent payer leurs impôts. L'Etat aussi a besoin de dinars !". Et cinq minutes plus tard, quand on lui demande une note pour justifier la course qu'il vient de faire sans mettre en marche son compteur, il prend un air vraiment désolé –une fiche ? Comme c'est dommage ! Il n'en a plus !- et il empoche avec un clin d'œil le billet qu'on lui tend. Universelle bataille entre la vertu publique et les petits arrangements privés, un classique de l'histoire humaine. Chaque tunisien rêve pour son pays d'un Etat qui serait enfin irréprochable et fort. Personne, à titre personnel, n'est mécontent de pouvoir profiter au passage qu'il soit encore si faible pour grignoter trois sous. Et tout le monde est bien conscient du problème.
Dans La Presse, le grand quotidien de Tunis, un petit dessin publié début mars résumait la situation avec drôlerie. On y voit un type décoré d'une magnifique médaille. Dessous cette légende : "Ce matin, M. le président de la République a tenu à remettre personnellement l'ordre du mérite national à M. Mohamed X..... Il a payé sa vignette auto".
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