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vendredi 10 juin 2011

La Tunisie à l’heure de la société civile

Quatre mois après la chute de Ben Ali, le Forum tuniso-français de la société civile a réuni les 20 et 21 mai à Tunis des associations des deux pays. Respect Mag dans la place ! L’occasion de faire le point sur la situation et les enjeux d’une nation en pleine transition.
Vendredi 20 mai, Paris Orly Sud. Dans l’avion pour Tunis, c’est déjà un peu le Forum. A son bord, les responsables de structures reconnues comme le Groupe SOS côtoient ceux de toutes jeunes associations, nées de l’enthousiasme suscité chez les Français d’origine tunisienne par la révolution. « 80 personnes viennent de France, 535 sont attendues demain », explique Marie Pingot, coordinatrice de l’événement. Ça promet !
Créer la rencontre
Samedi 21 mai, pluie sur Tunis. De quoi convaincre ceux qui pensaient faire du tourisme d’assister aux débats ! La Cité des Sciences grouille de monde. Sur le chemin des différents ateliers, des associatifs de tous âges dressent leur stand. Certains militent contre les violences faites aux femmes, d’autres pour l’exercice du droit de vote, la promotion du dialogue Sud / Nord (et non l’inverse), la sauvegarde du littoral…
« Montée par quatre associations tunisiennes investies dans les domaines de la citoyenneté, de l’environnement et de la solidarité, en partenariat avec l’Agence française de développement et l’Institut français de coopération, avec le soutien de l’Ambassade de France, ce Forum pluridisciplinaire a pour vocation de favoriser les échanges, le transfert d’expertise, le soutien financier et les projets communs entre les sociétés civiles française et tunisienne », précise Boubaker Houman, porte-parole des organisateurs.
Du côté des participants hexagonaux, « deux types de structures sont présentes, complète Olivier Consolo, directeur de la Confédération européenne des ONG d’urgence et de développement (Concord) : celles qui recherchent des partenaires locaux pour des actions terrain, et celles qui souhaitent les aider à renforcer leurs capacités. »
Un terreau riche mais fragile
Car si l’envie d’agir bouillonne, si le nombre de nouvelles associations explose en Tunisie depuis le 14 janvier, leur efficacité se heurte au manque de ressources et d’expérience. « On sent une effervescence incroyable, mais si celles-ci ne sont pas soutenues, elles risquent de s’épuiser, témoigne une membre du Groupement des retraités éducateurs sans frontières (Gref). Nous sommes là pour proposer à des associations tunisiennes de les former à la gouvernance, au montage de projet, à la recherche de financements, comme nous le faisons au Maroc ».
Autre souci : l’argent, dans un pays où tout est à reéinventer, où la bonne volonté se heurte à la réalité d’une économie en faillite. « Depuis la révolution, c’est très dur, les touristes ont déserté, l’argent ne circule plus », se désole un commerçant de la médina de Tunis. « Actuellement, les besoins sont immédiats, l’Etat n’a pas de quoi payer les fonctionnaires, les structures restent très lourdes », ajoute Michael Cracknell, secrétaire général d’Enda Interarabe. Le blogueur Mehdi Lamloum confirme : « Le citoyen tunisien se trouve face à des enjeux monstrueux et… on n’est pas prêt ! »
Par où commencer ?
A la tribune du Forum, des Français présentent leurs actions dans l’Hexagone, dans l’optique de donner des idées aux associatifs tunisiens. « Nous organisons un Tour de France pour sensibiliser les jeunes au vote et les inciter à s’inscrire sur les listes électorales, explique par exemple Marouane Bouloudhnine, président de Mosaïc. « L’intérêt citoyen passe par une reconnaissance sociale, un accès à l’information et une confiance dans le système que bien des Tunisiens n’ont pas ! réagit la salle. Il y a d’abord une pédagogie à mener. »
Selon une association de jeunes Français d’origine tunisienne, ces discours ne sont pas la priorité : « Arrêtons de vouloir plaquer à la Tunisie le modèle français ! Pour sauver la révolution, l’urgence est de battre en brèche la peur qui persiste dans la population, en soutenant les micro-associations qui oeuvrent concrètement dans tous les coins de la Tunisie, dans les domaines économique, social, culturel. »
Point de vue partagé par un activiste du Front des associations tunisiennes : « Il est indispensable d’aller dans les plus brefs délais à la rencontre du terrain, pour faire remonter ces besoins et ses propositions, porter sa parole. » Et faire en sorte que les petites structures locales, rurales, éloignées des cercles, aient aussi accès aux opportunités – de formation, de subvention... « La société civile doit se construire par en bas. Et ne pas fédérer seulement les associations basées à Tunis, qui sont déjà dans les réseaux. »
Quelle place pour la France ?
Fin de journée, certains participants restent sur leurs fins : et maintenant, on avance comment ? Les moments d’échanges ont été brefs, les discussions engagées davantage en off, que pendant le Forum. Les organisateurs assurent qu’il va y avoir un suivi, un site web, une page Facebook, mais comment se dépatouiller des soucis urgents de main-d’œuvre, de gouvernance, de financement ?
« Cet événement n’était pas destiné à apporter des réponses, mais à se rencontrer pour commencer à élaborer, ensemble, des solutions », rappelle un membre de l’association Sawty. Oui, des tas de problématiques ont émergé, mais la bonne nouvelle, c’est qu’elles ont pu s’exprimer ! Ce premier Forum tuniso-français a le mérite d’exister, « il jette les bases de relations futures ».
A condition de clarifier la position de la France. « C’est quoi ce Forum, un moyen de rattraper votre attitude pendant les révoltes ? Il y a quatre mois, Michèle Alliot-Marie nous envoyait les matraques ! s’émeut un membre du Comité des jeunes de la révolution. Pendant que des gens se faisaient tirer dessus comme des chiens, France 24 parlait de “révolution de jasmin”. Un terme touristique ! Ce n’était pas non plus une “révolte de jeunes”, mais de citoyens tunisiens. Arrêtez de nous infantiliser, de nous traiter avec condescendance. Je suis venu pour reprendre confiance dans la France. »

REGARDS D’EXPERTS
Yadh Ben Achour, président de la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, la réforme politique et la transition démocratique : « Du concret, vite »
– Parce qu’elle est venue du peuple et non d’une organisation établie, la révolution tunisienne secoue le paradigme sur lequel les sociétés arabo-musulmanes ont vécu jusque-là. Elle a le pouvoir de changer durablement les mentalités… A condition qu’on la protège des assauts de ceux qui souhaitent la chute du modèle tunisien. Au-delà du discours de liberté, notre révolution n’a pas encore produits ses effets, l’ancien ordre institutionnel est toujours là ; il ne disparaîtra pas par incantation. Les vicissitudes du jeu entre les partis politiques peut amener leurs responsables à perdre de vue l’intérêt général… Pour éviter ça, il faut rapidement soutenir les actions de la société civile, afin qu’on ne puisse revenir en arrière.
Sami Ben Jemaa, représentant de Handicap international en Tunisie: « Devenir force de proposition »
– Parmi les dix mille associations recensées sous Ben Ali, seules 1% étaient combattantes et héroïques. Les autres, comateuses, n’étaient qu’un instrument du gouvernement. L’enjeu aujourd’hui est de doter le monde associatif tunisien d’une nouvelle identité : fer de lance de la vitalité dont ce pays a besoin, il doit devenir une force réelle de proposition.
Martin Hirsch, président de l’Agence du service civique (France): « Assurer son indépendance »
– En Tunisie comme ailleurs, la société civile doit affirmer sa force et son indépendance vis-à-vis des institutions sans s’en couper, car elle a un rôle à jouer dans la construction des politiques publiques. Pour cela, elle doit obtenir un cadre juridique qui protège son existence, ses droits et son autonomie par rapport aux pouvoirs publics, privés, religieux. Autre enjeu : trouver les moyens financiers de son développement, via des cotisations, des dons, du mécénat, des subventions ou la génération de revenus.
Boubaker Houman, président du club Unesco-Alecso (Tunisie): « Fluidifier les échanges avec l’Europe »
– Ce qui s’est passé en Tunisie n’est pas important uniquement pour notre pays, mais pour une Europe qui a peur de tout : de l’Autre, des migrations… Le changement de regard sur le monde arabe impulsé par notre révolution doit être conforté par des coopérations concrètes entre l’Europe et la Tunisie, et la mise en place par Bruxelles et les gouvernements nationaux de mesures de fluidification des échanges (dans les deux sens).

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