Envoyés spéciaux du Nouvelobs.com en Tunisie, nos trois reporters ont rapporté dans leur besace des petites provisions linguistiques : dix mots qui résument l'incroyable changement opéré dans ce petit pays depuis le 14 janvier dernier. > Par Nathalie Funès, Céline Lussato et François Reynaert
2 DEGAGE
L'histoire officielle de la révolution tunisienne se souvient du premier "dégage !". Celui de la rue hurlante qui avait poussé Ben Ali à prendre la poudre d'escampette et le premier avion venu dans l'après-midi du vendredi 14 janvier. Elle a oublié le second. C'était à l'aube du lundi 18 janvier, 48 heures après la fuite du raïs. Comme si rien ne s'était passé, Alya Abdallah, la sémillante présidente de la Banque de Tunisie, quinqua à la coupe au carré et au cou perlé, comme on en croise des centaines sur la rive-droite parisienne, s'apprête à rejoindre ce matin là son bureau moquetté, rue de Turquie, dans le centre de Tunis. Mais son chauffeur doit stopper la berline avant d'être arrivé au parking. Plusieurs centaines de salariés l'attendent avec un cérémonial désormais bien rodé. Hymne national à fond, épaules recouvertes du drapeau tunisien et panneaux ornés du mythique mot : "Dégage !". La dame n'essaye même pas de négocier. Marche arrière toute. Il y a quelques semaines encore elle était dépeinte dans les gazettes comme la "businesswoman" montante, celle qui faisait la pluie et le beau temps dans le monde des affaires tunisiennes. Elle n'est plus aujourd'hui que l'épouse détestée du non moins détesté ministre des Affaires étrangères de Ben Ali (Abdelwaheb Abdallah) et l'employée de l'encore plus détesté beau-frère (Belhassen Trabelsi). Deux "Dégages !" en deux jours, c'était parti. La liste désormais est longue comme un jour sans baklava. Ministres, gouverneurs, patrons, fonctionnaires... Tous les "bénalistes" sautent les uns après les autres sous les hourras et les "dégage !". Les révolutionnaires égyptiens ont tenté d'importer le mot. Mais à en croire une mauvaise langue de Tunis qui tient à ce que le terme reste une marque déposée de son pays, ils prononceraient "dégaze !".
1 JE VOUS AI COMPRIS
Attention, lecteurs, nous allons parler arabe : "Ana fhamtkom". Vous avez compris ? Non ? Eh bien moi si, puisque précisément, ces deux mots veulent dire ceci : "je vous ai compris". Quand on les prononce, désormais, en Tunisie, tout le monde comprend de quoi on parle. L'expression, répétée plusieurs fois, a été au centre du dernier discours de Ben Ali, celui qu'il a prononcé le 13 janvier, veille de sa fuite piteuse. Pour le conseiller qui écrivit le texte (et dont on ignore toujours le nom), la référence ne pouvait qu'être évidente : "je vous ai compris" est le slogan, certes un peu creux, mais plein de panache, que De Gaulle lance, en 1958, depuis un balcon d'Alger, à une foule venue l'acclamer en liesse. Le conseiller aurait pu se douter que l'histoire peut être farce. En 2011, personne n'a applaudi le discours. La liesse est venue le lendemain lorsque le peuple a appris que le vieux tyran qui, décidément, n'avait jamais rien compris à rien, avait enfin dégagé le terrain. Et "ana fhetkom", est devenue une expression culte, employée désormais par dérision, et reprise dans des raps, des slams, des chansons, des blagues.
Depuis le début des émeutes qui allaient mettre fin au régime, Ben Ali avait prononcé deux autres discours. Le deuxième, celui du 10, était celui des gros mensonges. Après avoir pillé le pays avec son clan pendant 23 ans, le président promettait tout, 300.000 emplois dans les mois à venir, le bonheur pour tout le monde, le rasage gratis à volonté. "Ben voyons" avait soupiré la Tunisie. La première allocution, le 28 décembre, juste après les premières manifestations de masse, avait été d'une autre tonalité. Une idée y revient sans cesse : "j'agirai avec fermeté". En arabe, le tyran répète l'adverbe plusieurs fois : "avec fermeté, avec fermeté". Il se croyait encore le maître, il pensait jouer une fois de plus de sa seule arme politique : le coup de crosse. Hasard de la prise de son, alors même qu'il parle, on entend distinctement, derrière lui, une sonnerie de téléphone. Il faut croire qu'aucun technicien apeuré n'avait eu le courage de lui demander de faire une deuxième prise. Dès le lendemain, sur facebook, personne ne parlait du texte, mais tout le monde commentait le coup de fil, en se tapant sur les cuisses: "qui c'était au téléphone ? Sans doute sa coiffeuse, elle devait lui rappeler l'heure de la permanente !". Un, deux, cinq ans avant, personne n'osait seulement écrire le nom du despote sans trembler. Et là, les rires, les moqueries, les blagues à n'en plus finir. "Quand on a vu circuler ça, nous explique un journaliste, on a compris que les jeunes n'avaient plus peur. On a compris que pour le régime, c'était la fin."
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