La Communauté Européenne semble avoir pris conscience des enjeux et de l’importance des aspirations démocratiques qui portent les soulèvements populaires en Tunisie et en Egypte contre les dictatures corrompues de Ben Ali et Moubarak.
S’agissant de la Tunisie, le Parlement Européen a voté des résolutions gelant les avoirs de la famille Ben Ali-Trabelsi pour les rendre à la Tunisie, et promettant une aide de la Communauté pour garantir la réussite de la transition démocratique.
L’objet de cette réflexion est d’identifier les risques économiques et sociaux qui pèsent sur l’économie tunisienne inhérents à la conjoncture que va traverser notre pays en 2011, afin que l’aide apportée réponde aux besoins de la population qui s’est soulevée contre le régime de Ben Ali avec un mot d’ordre central repris dans toutes les manifestations qui ont conduit à sa chute et qui continuent à réclamer le démantèlement des rouages de son système : TRAVAIL, LIBERTE, DIGNITE.
Ce mot d’ordre résume les aspirations politiques, économiques et sociales d’un peuple qui ne veut plus ni de la dictature d’un Parti-Etat, ni de la corruption, qui veut une Police au service du citoyen (comme l’a démontré l’Armée), une Justice intègre et indépendante ; en un mot le peuple tunisien veut un ETAT DE DROIT démocratique digne de ce nom.
Nous n’aborderons pas en détail dans notre propos les aspects politiques des réformes à entreprendre en Tunisie pour démanteler les rouages de la dictature et instaurer une démocratie à la hauteur des espoirs suscités par la chute des régimes de Ben Ali, il y a tout juste un mois.
Nous notons avec satisfaction que des mesures importantes ont été prises dans ce sens par le gouvernement de transition (libération des prisonniers politiques, retour des exilés, projet d’une amnistie générale, reconnaissance des partis et associations qui en ont fait la demande, levée de beaucoup d’entraves à la liberté d’expression, dissolution du Parti-Etat sur lequel reposait la dictature, ratification de conventions internationales concernant les droits humains dont celles abolissant la peine de mort, interdisant la torture, créant le tribunal pénal international, levée des réserves sur l’élimination de toutes les discriminations à l’égard des femmes, etc.).
Le débat sur ces réformes, dans les commissions mises en place pour faire des propositions dans ce sens comme dans les medias, permet d’entrevoir les pièges et les impasses à éviter, les options qui limitent les risques de détournement de la révolution de ses objectifs démocratiques soit par la restauration de l’ancien système ou par l’instauration d’une nouvelle dictature (d’où l’importance d’un système électoral à la proportionnelle, ou avec une dose de proportionnelle qui permet d’éviter qu’un courant accapare tous les pouvoirs, réforme de la constitution ou élection d’une constituante pour élaborer une nouvelle constitution et dans quels délais, instauration d’un système parlementaire ou semi parlementaire, sécularisation et statut de la religion pour éviter son instrumentalisation politique par quelque parti que ce soit aussi bien dans les mosquées que dans d’autres espaces, etc.).
L’objet de cette contribution, réalisée en rapport avec une démarche auprès du Parlement Européen et de la Commission de Bruxelles, est centré sur la question économique et ses implications sociales dans la conjoncture que connait la Tunisie en cette période de transition.
Sur invitation de la Fondation Européenne Pour la Démocratie et de parlementaires européens à une rencontre à laquelle nous n’avons pas pu nous rendre tous les deux3, les échanges à Bruxelles avec des députés et des représentants de différents pays européens à la Commission, a porté sur la révolution tunisienne, sur ses enjeux démocratiques non seulement pour la Tunisie, mais aussi pour toute la rive Sud de la Méditerranée, et pour d’autres régions du monde, ainsi que sur les menaces qui pèsent sur son devenir, tant de l’intérieur que de l’extérieur.
C’était aussi une occasion pour insister sur les risques économiques et sociaux qu’il ne faut pas négliger, car le problème crucial en Tunisie est l’emploi et notamment celui des jeunes.
Il est important de rappeler à cet égard, que la question de l’emploi, notamment dans les régions défavorisées du Sud et de l’Ouest du pays, était l’origine principale du soulèvement qui a conduit à la chute de Ben Ali. Cette question dépend étroitement de la situation économique qui était déjà précaire avant la révolution, entre autres à cause de la mise des richesses du pays sous la coupe de clans mafieux, mais aussi en raison des effets de la crise globale et de l’essoufflement du « modèle économique » tunisien.
Quels que soient les efforts qui seront déployés durant la période de transition, et même après, il faut s’attendre à une conjoncture difficile qui, si des solutions pour la sauvegarde des emplois existants et la création de nouveaux emplois ne sont pas trouvées, risque d’aggraver la crise sociale.
Durant la période de transition, le pays doit s’attendre aux difficultés suivantes :
1) La saison touristique pour l’année 2011, au moins, risque d’être compromise; alors que le tourisme fournit entre 350 à 400 000 emplois directs ou indirects (pour 2010 les recettes en devises sont estimées à 1.8 milliard d’€uros)
2) Beaucoup d’investissements directs étrangers qui étaient prévus avant le soulèvement, risquent d’être annulés, ou au moins reportés, jusqu'à la stabilisation définitive. Aucun nouvel investissement direct étranger significatif ne se fera pendant l’année 2011. Les investissements directs étrangers emploient près de 150 000 personnes,
3) La plupart des sociétés d’Etat, vont être déstabilisées par des changements de direction nécessaires et devront être réorganisées, les nouvelles directions vont se focaliser sur les dépenses courantes de fonctionnement, et sur la gestion des relations sociales dans ces entreprises ; elles vont très probablement différer les investissements prévus en 2011. Cela risque de réduire à zéro toute croissance envisageable.
4) Pour éviter l’aggravation des conditions de vie des couches sociales les plus fragiles, l’Etat devrait accroître les subventions pour les produits de base, par le biais de la caisse de compensation ; ces subventions sont aujourd’hui de l’ordre de 1.7 Milliards de dinars / an, auxquelles s’ajoutent les subventions sur les hydrocarbures, qui s’élèvent à 900 Millions de dinars / an. Cet accroissement paraît inéluctable compte tenu de la conjoncture mondiale qui se traduit par des hausses généralisées des prix des matières premières, notamment ceux des produits alimentaires et des hydrocarbures. Cette augmentation va impacter le budget de l’Etat, et probablement accroître, au moins pour 2011, le déficit budgétaire.
5) Le rating de la Tunisie s’est dégradé significativement, à tort, à cause de l’inconséquence des agences de notation, soit disant en raison de la conjoncture que connaît le pays. Cela se traduira, au moins, par une augmentation du coût de la dette publique, sinon par une réduction de la capacité de lever des fonds sur les marchés internationaux.
6) La baisse de l’activité économique prévisible en 2011 aura nécessairement comme conséquence une baisse des recettes fiscales.
7) Le secteur bancaire risque d’avoir des difficultés liées au contexte économique évoqué ci-dessus, ainsi qu’aux nombreuses opérations douteuses réalisées souvent sans garanties réelles par les clans déchus et leurs alliés ; cela va peser sur les comptes des banques et leurs capacités à financer l’économie.
8) L’Etat sera tenu d’apporter des aides d’urgences à des couches sociales en difficultés (aide au chômeur, aide aux personnes déshéritées…), aide aux entreprises en difficultés pour maintenir l’emploi, coût de réparation des dégradations sur des biens publics, tout cela contribuera à accroître les dépenses publiques.
Ces difficultés vont très probablement limiter fortement les capacités de l’Etat et des opérateurs économiques privés à répondre à la revendication principale du mouvement qui s’est transformé en révolution. Nous avons, peut-être là une des raisons pour lesquelles cette question est peu abordée dans les débats actuels. Parmi les commissions mises en place, aucune, à notre connaissance, n’est consacrée à cette question des défis économiques et sociaux qui nous attendent et qui doit être la priorité des priorités si on ne veut pas aller vers de nouvelles déceptions et des explosions de désespoir.
Pour relever ce défi, les pouvoirs publics et les opérateurs économiques privés doivent mobiliser toutes les énergies et tous les moyens pour préserver les emplois existants et créer rapidement de nouveaux emplois notamment pour les jeunes et dans les régions défavorisées de l’Ouest et du Sud d’où le soulèvement est parti. L’UGTT doit jouer un rôle essentiel pour organiser le dialogue social et canaliser les demandes souvent légitimes des salariés, mais en tenant compte des possibilités actuelles du pays. La protection de l’outil du travail et de la continuité des services, la sécurité des biens et des personnes qui sont la base de toute démocratie sont les conditions fondamentales pour l’avenir de la société tunisienne. Dans la conjoncture actuelle, la priorité n’est pas à l’augmentation rapide et massive des salaires, aussi légitime soit-elle, mais à la préservation des emplois existants et à la prise en compte de la demande de travail de celles et ceux qui n’en ont pas.
Pour faire face à la situation que connaît le pays, les idées et les propositions ne manquent pas. Il est important de rappeler qu’il y a deux ans un autre soulèvement, pour les mêmes raisons, a duré plusieurs mois dans la région des mines de Gafsa (particulièrement à Rédeyef). Malgré les appels des syndicats, des expressions autonomes de la société civile pour répondre aux revendications de ce soulèvement, le pouvoir a répondu par la répression, le mépris et des promesses non tenues. Le Bureau des Etudes Economiques et Sociales de l’UGTT et des partis de l’opposition qui ont soutenu ce mouvement ont fait des propositions concrètes pour le développement des régions concernées et prendre en compte les revendications légitimes de la population. Un grand nombre de ces propositions rejoint le plan présenté par le ministre Afif Chelbi, reconnu pour son intégrité et sa compétence, mais le plan fut rejeté d’un revers de main car jugé trop couteux et ne correspondant pas aux priorités du palais de Carthage. Le coût social et politique de son rejet n’était pas pris en compte malgré les mises en garde des syndicats, de l’opposition, de la Ligue des Droits Humains et d’autres expressions de la société, sans parler des alertes internationales allant dans le même sens.
Il est urgent de revenir aux propositions et au plan rejetés il y a deux ans, pour les actualiser, s’en inspirer et répondre sans trop tarder aux attentes d’une population qui n’accepte plus d’être exclue du développement du pays. Pour cela, le gouvernement de transition doit réviser ses priorités, mobiliser le maximum de ressources internes et externes pour créer les conditions qui encouragent l’installation d’entreprises et d’activités pourvoyeuses d’emplois dans les régions concernées, donner l’exemple en consacrant une part importante des investissements publics à un développement plus équitable entre les régions et capable de créer rapidement des emplois là où le besoin est des plus urgents.
Il est certain que la Tunisie, en raison des difficultés de la conjoncture énumérées plus haut, ne pourra pas relever toute seule le grand défi de l’emploi et du développement des régions défavorisées. Elle ne pourra pas compter sur l’aide des gouvernements de ses riches voisins qui n’ont pas envie de voir une expérience démocratique réussir tout près de chez eux. . La sympathie des peuples voisins pour la révolution ne suffira pas pour aider à relever les défis et à répondre aux besoins urgents de la population.
La communauté internationale et notamment l’Union Européenne et plus particulièrement la France, les Etats-Unis et les institutions qu’elles contrôlent : FMI, Banque Mondiale, Banque Européenne d’Investissement…, ont intérêt à ce qu’une révolution démocratique réussisse en Tunisie et serve d’exemple à tous les pays de la rive sud de la Méditerranée, en Afrique et au Moyen Orient (voir l’impact de la révolution tunisienne sur l’Egypte).
L’Union Européenne doit montrer pour cela toute la générosité dont elle a fait preuve pour aider à la transition démocratique dans l’Europe du sud après la chute des dictatures de Franco, de Salazar, et des colonels grecs, et dans l’Europe de l’Est après la chute du mur de Berlin.
La dette publique tunisienne est estimée à fin 2010 à 25 milliards de dinars (moins de 13 milliards d’euros) dont près de 90 % de dette extérieure, elle représente moins de 40% du PIB (en France la dette publique représente plus de 80 % du PIB en 2010).
Pour relever le défi de l’emploi et du développement des régions défavorisées, la Tunisie a un besoin urgent d’un soutien financier extérieur massif sous toutes ses formes. Elle doit également mobiliser l’épargne intérieure par le lancement d’un grand emprunt national de la révolution (GER).
Ce Grand Emprunt de la Révolution doit servir en partie à répondre aux urgences sociales, mais pour l’essentiel à financer les investissements d’avenir : développement régional, infrastructures, technologies, recherche, enseignement supérieur, etc.
La récupération de tout ou partie des avoirs détournés par Ben Ali, son épouse et leurs clans (estimés par Forbes à au moins 5 milliards de dollars, soit près du tiers de la dette extérieure tunisienne et l’équivalent de la moitié du budget du pays) sera longue, malgré la bonne volonté affichée par toutes les capitales européennes où ces avoirs sont investis, mais elle pourra servir dans le futur à alléger la dette de l’Etat.
Sans aide extérieure sérieuse la situation économique de 2011, voire de 2012, sera critique. Nous espérons que les réponses des pays qui vont participer à la réunion de Carthage dans les prochains jours, à l’invitation du gouvernement de transition, soient à la hauteur des défis que la Tunisie aura à affronter. Nous appelons tous nos amis européens, et en particulier français et allemands, à faire pression sur leur propre gouvernement pour que ceux-ci contribuent de manière significative et positive à l’effort nécessaire.
L’Union Européenne en général et la France en particulier ont un intérêt stratégique à la réussite économique et sociale de la révolution démocratique en Tunisie. Elles ne seront pas perdantes en y contribuant, que ce soit pour leur propre sécurité, ou du point de vue du développement de l’activité économique européenne (75 % du commerce international de la Tunisie est effectué avec l’Union Européenne).
La France, en raison de ses liens historiques avec la Tunisie, de sa situation actuelle sur la scène internationale (présidence du G20), de son rôle dans l’Union Européenne, doit être le moteur d’une action rapide et concrète pour apporter à la Tunisie toute l’aide nécessaire pour que cette révolution s’accompagne d’une réussite économique et sociale.
Il faut anticiper les situations et agir vite, de nombreux chefs d’entreprises, des syndicalistes, des salariés, une grande partie de la société civile en Tunisie et de la diaspora tunisienne dans le monde, sont prêts à relever tous ces défis. Ils ont besoin de l’aide de la France et de l’Union Européenne. Il faut les aider et ne pas rester sourd à leur appel.
*Expert comptable, président de l’Union nationale des associations agréées (UNASA) en France, membre du Conseil Economique Social et Environnemental Région Rhône-Alpes.
*Professeur des universités Lyon2, chercheur à la Maison de l’Orient et de la Méditerranée (MOM), CNRS-Université Lyon2
S’agissant de la Tunisie, le Parlement Européen a voté des résolutions gelant les avoirs de la famille Ben Ali-Trabelsi pour les rendre à la Tunisie, et promettant une aide de la Communauté pour garantir la réussite de la transition démocratique.
L’objet de cette réflexion est d’identifier les risques économiques et sociaux qui pèsent sur l’économie tunisienne inhérents à la conjoncture que va traverser notre pays en 2011, afin que l’aide apportée réponde aux besoins de la population qui s’est soulevée contre le régime de Ben Ali avec un mot d’ordre central repris dans toutes les manifestations qui ont conduit à sa chute et qui continuent à réclamer le démantèlement des rouages de son système : TRAVAIL, LIBERTE, DIGNITE.
Ce mot d’ordre résume les aspirations politiques, économiques et sociales d’un peuple qui ne veut plus ni de la dictature d’un Parti-Etat, ni de la corruption, qui veut une Police au service du citoyen (comme l’a démontré l’Armée), une Justice intègre et indépendante ; en un mot le peuple tunisien veut un ETAT DE DROIT démocratique digne de ce nom.
Nous n’aborderons pas en détail dans notre propos les aspects politiques des réformes à entreprendre en Tunisie pour démanteler les rouages de la dictature et instaurer une démocratie à la hauteur des espoirs suscités par la chute des régimes de Ben Ali, il y a tout juste un mois.
Nous notons avec satisfaction que des mesures importantes ont été prises dans ce sens par le gouvernement de transition (libération des prisonniers politiques, retour des exilés, projet d’une amnistie générale, reconnaissance des partis et associations qui en ont fait la demande, levée de beaucoup d’entraves à la liberté d’expression, dissolution du Parti-Etat sur lequel reposait la dictature, ratification de conventions internationales concernant les droits humains dont celles abolissant la peine de mort, interdisant la torture, créant le tribunal pénal international, levée des réserves sur l’élimination de toutes les discriminations à l’égard des femmes, etc.).
Le débat sur ces réformes, dans les commissions mises en place pour faire des propositions dans ce sens comme dans les medias, permet d’entrevoir les pièges et les impasses à éviter, les options qui limitent les risques de détournement de la révolution de ses objectifs démocratiques soit par la restauration de l’ancien système ou par l’instauration d’une nouvelle dictature (d’où l’importance d’un système électoral à la proportionnelle, ou avec une dose de proportionnelle qui permet d’éviter qu’un courant accapare tous les pouvoirs, réforme de la constitution ou élection d’une constituante pour élaborer une nouvelle constitution et dans quels délais, instauration d’un système parlementaire ou semi parlementaire, sécularisation et statut de la religion pour éviter son instrumentalisation politique par quelque parti que ce soit aussi bien dans les mosquées que dans d’autres espaces, etc.).
L’objet de cette contribution, réalisée en rapport avec une démarche auprès du Parlement Européen et de la Commission de Bruxelles, est centré sur la question économique et ses implications sociales dans la conjoncture que connait la Tunisie en cette période de transition.
Sur invitation de la Fondation Européenne Pour la Démocratie et de parlementaires européens à une rencontre à laquelle nous n’avons pas pu nous rendre tous les deux3, les échanges à Bruxelles avec des députés et des représentants de différents pays européens à la Commission, a porté sur la révolution tunisienne, sur ses enjeux démocratiques non seulement pour la Tunisie, mais aussi pour toute la rive Sud de la Méditerranée, et pour d’autres régions du monde, ainsi que sur les menaces qui pèsent sur son devenir, tant de l’intérieur que de l’extérieur.
C’était aussi une occasion pour insister sur les risques économiques et sociaux qu’il ne faut pas négliger, car le problème crucial en Tunisie est l’emploi et notamment celui des jeunes.
Il est important de rappeler à cet égard, que la question de l’emploi, notamment dans les régions défavorisées du Sud et de l’Ouest du pays, était l’origine principale du soulèvement qui a conduit à la chute de Ben Ali. Cette question dépend étroitement de la situation économique qui était déjà précaire avant la révolution, entre autres à cause de la mise des richesses du pays sous la coupe de clans mafieux, mais aussi en raison des effets de la crise globale et de l’essoufflement du « modèle économique » tunisien.
Quels que soient les efforts qui seront déployés durant la période de transition, et même après, il faut s’attendre à une conjoncture difficile qui, si des solutions pour la sauvegarde des emplois existants et la création de nouveaux emplois ne sont pas trouvées, risque d’aggraver la crise sociale.
Durant la période de transition, le pays doit s’attendre aux difficultés suivantes :
1) La saison touristique pour l’année 2011, au moins, risque d’être compromise; alors que le tourisme fournit entre 350 à 400 000 emplois directs ou indirects (pour 2010 les recettes en devises sont estimées à 1.8 milliard d’€uros)
2) Beaucoup d’investissements directs étrangers qui étaient prévus avant le soulèvement, risquent d’être annulés, ou au moins reportés, jusqu'à la stabilisation définitive. Aucun nouvel investissement direct étranger significatif ne se fera pendant l’année 2011. Les investissements directs étrangers emploient près de 150 000 personnes,
3) La plupart des sociétés d’Etat, vont être déstabilisées par des changements de direction nécessaires et devront être réorganisées, les nouvelles directions vont se focaliser sur les dépenses courantes de fonctionnement, et sur la gestion des relations sociales dans ces entreprises ; elles vont très probablement différer les investissements prévus en 2011. Cela risque de réduire à zéro toute croissance envisageable.
4) Pour éviter l’aggravation des conditions de vie des couches sociales les plus fragiles, l’Etat devrait accroître les subventions pour les produits de base, par le biais de la caisse de compensation ; ces subventions sont aujourd’hui de l’ordre de 1.7 Milliards de dinars / an, auxquelles s’ajoutent les subventions sur les hydrocarbures, qui s’élèvent à 900 Millions de dinars / an. Cet accroissement paraît inéluctable compte tenu de la conjoncture mondiale qui se traduit par des hausses généralisées des prix des matières premières, notamment ceux des produits alimentaires et des hydrocarbures. Cette augmentation va impacter le budget de l’Etat, et probablement accroître, au moins pour 2011, le déficit budgétaire.
5) Le rating de la Tunisie s’est dégradé significativement, à tort, à cause de l’inconséquence des agences de notation, soit disant en raison de la conjoncture que connaît le pays. Cela se traduira, au moins, par une augmentation du coût de la dette publique, sinon par une réduction de la capacité de lever des fonds sur les marchés internationaux.
6) La baisse de l’activité économique prévisible en 2011 aura nécessairement comme conséquence une baisse des recettes fiscales.
7) Le secteur bancaire risque d’avoir des difficultés liées au contexte économique évoqué ci-dessus, ainsi qu’aux nombreuses opérations douteuses réalisées souvent sans garanties réelles par les clans déchus et leurs alliés ; cela va peser sur les comptes des banques et leurs capacités à financer l’économie.
8) L’Etat sera tenu d’apporter des aides d’urgences à des couches sociales en difficultés (aide au chômeur, aide aux personnes déshéritées…), aide aux entreprises en difficultés pour maintenir l’emploi, coût de réparation des dégradations sur des biens publics, tout cela contribuera à accroître les dépenses publiques.
Ces difficultés vont très probablement limiter fortement les capacités de l’Etat et des opérateurs économiques privés à répondre à la revendication principale du mouvement qui s’est transformé en révolution. Nous avons, peut-être là une des raisons pour lesquelles cette question est peu abordée dans les débats actuels. Parmi les commissions mises en place, aucune, à notre connaissance, n’est consacrée à cette question des défis économiques et sociaux qui nous attendent et qui doit être la priorité des priorités si on ne veut pas aller vers de nouvelles déceptions et des explosions de désespoir.
Pour relever ce défi, les pouvoirs publics et les opérateurs économiques privés doivent mobiliser toutes les énergies et tous les moyens pour préserver les emplois existants et créer rapidement de nouveaux emplois notamment pour les jeunes et dans les régions défavorisées de l’Ouest et du Sud d’où le soulèvement est parti. L’UGTT doit jouer un rôle essentiel pour organiser le dialogue social et canaliser les demandes souvent légitimes des salariés, mais en tenant compte des possibilités actuelles du pays. La protection de l’outil du travail et de la continuité des services, la sécurité des biens et des personnes qui sont la base de toute démocratie sont les conditions fondamentales pour l’avenir de la société tunisienne. Dans la conjoncture actuelle, la priorité n’est pas à l’augmentation rapide et massive des salaires, aussi légitime soit-elle, mais à la préservation des emplois existants et à la prise en compte de la demande de travail de celles et ceux qui n’en ont pas.
Pour faire face à la situation que connaît le pays, les idées et les propositions ne manquent pas. Il est important de rappeler qu’il y a deux ans un autre soulèvement, pour les mêmes raisons, a duré plusieurs mois dans la région des mines de Gafsa (particulièrement à Rédeyef). Malgré les appels des syndicats, des expressions autonomes de la société civile pour répondre aux revendications de ce soulèvement, le pouvoir a répondu par la répression, le mépris et des promesses non tenues. Le Bureau des Etudes Economiques et Sociales de l’UGTT et des partis de l’opposition qui ont soutenu ce mouvement ont fait des propositions concrètes pour le développement des régions concernées et prendre en compte les revendications légitimes de la population. Un grand nombre de ces propositions rejoint le plan présenté par le ministre Afif Chelbi, reconnu pour son intégrité et sa compétence, mais le plan fut rejeté d’un revers de main car jugé trop couteux et ne correspondant pas aux priorités du palais de Carthage. Le coût social et politique de son rejet n’était pas pris en compte malgré les mises en garde des syndicats, de l’opposition, de la Ligue des Droits Humains et d’autres expressions de la société, sans parler des alertes internationales allant dans le même sens.
Il est urgent de revenir aux propositions et au plan rejetés il y a deux ans, pour les actualiser, s’en inspirer et répondre sans trop tarder aux attentes d’une population qui n’accepte plus d’être exclue du développement du pays. Pour cela, le gouvernement de transition doit réviser ses priorités, mobiliser le maximum de ressources internes et externes pour créer les conditions qui encouragent l’installation d’entreprises et d’activités pourvoyeuses d’emplois dans les régions concernées, donner l’exemple en consacrant une part importante des investissements publics à un développement plus équitable entre les régions et capable de créer rapidement des emplois là où le besoin est des plus urgents.
Il est certain que la Tunisie, en raison des difficultés de la conjoncture énumérées plus haut, ne pourra pas relever toute seule le grand défi de l’emploi et du développement des régions défavorisées. Elle ne pourra pas compter sur l’aide des gouvernements de ses riches voisins qui n’ont pas envie de voir une expérience démocratique réussir tout près de chez eux. . La sympathie des peuples voisins pour la révolution ne suffira pas pour aider à relever les défis et à répondre aux besoins urgents de la population.
La communauté internationale et notamment l’Union Européenne et plus particulièrement la France, les Etats-Unis et les institutions qu’elles contrôlent : FMI, Banque Mondiale, Banque Européenne d’Investissement…, ont intérêt à ce qu’une révolution démocratique réussisse en Tunisie et serve d’exemple à tous les pays de la rive sud de la Méditerranée, en Afrique et au Moyen Orient (voir l’impact de la révolution tunisienne sur l’Egypte).
L’Union Européenne doit montrer pour cela toute la générosité dont elle a fait preuve pour aider à la transition démocratique dans l’Europe du sud après la chute des dictatures de Franco, de Salazar, et des colonels grecs, et dans l’Europe de l’Est après la chute du mur de Berlin.
La dette publique tunisienne est estimée à fin 2010 à 25 milliards de dinars (moins de 13 milliards d’euros) dont près de 90 % de dette extérieure, elle représente moins de 40% du PIB (en France la dette publique représente plus de 80 % du PIB en 2010).
Pour relever le défi de l’emploi et du développement des régions défavorisées, la Tunisie a un besoin urgent d’un soutien financier extérieur massif sous toutes ses formes. Elle doit également mobiliser l’épargne intérieure par le lancement d’un grand emprunt national de la révolution (GER).
Ce Grand Emprunt de la Révolution doit servir en partie à répondre aux urgences sociales, mais pour l’essentiel à financer les investissements d’avenir : développement régional, infrastructures, technologies, recherche, enseignement supérieur, etc.
La récupération de tout ou partie des avoirs détournés par Ben Ali, son épouse et leurs clans (estimés par Forbes à au moins 5 milliards de dollars, soit près du tiers de la dette extérieure tunisienne et l’équivalent de la moitié du budget du pays) sera longue, malgré la bonne volonté affichée par toutes les capitales européennes où ces avoirs sont investis, mais elle pourra servir dans le futur à alléger la dette de l’Etat.
Sans aide extérieure sérieuse la situation économique de 2011, voire de 2012, sera critique. Nous espérons que les réponses des pays qui vont participer à la réunion de Carthage dans les prochains jours, à l’invitation du gouvernement de transition, soient à la hauteur des défis que la Tunisie aura à affronter. Nous appelons tous nos amis européens, et en particulier français et allemands, à faire pression sur leur propre gouvernement pour que ceux-ci contribuent de manière significative et positive à l’effort nécessaire.
L’Union Européenne en général et la France en particulier ont un intérêt stratégique à la réussite économique et sociale de la révolution démocratique en Tunisie. Elles ne seront pas perdantes en y contribuant, que ce soit pour leur propre sécurité, ou du point de vue du développement de l’activité économique européenne (75 % du commerce international de la Tunisie est effectué avec l’Union Européenne).
La France, en raison de ses liens historiques avec la Tunisie, de sa situation actuelle sur la scène internationale (présidence du G20), de son rôle dans l’Union Européenne, doit être le moteur d’une action rapide et concrète pour apporter à la Tunisie toute l’aide nécessaire pour que cette révolution s’accompagne d’une réussite économique et sociale.
Il faut anticiper les situations et agir vite, de nombreux chefs d’entreprises, des syndicalistes, des salariés, une grande partie de la société civile en Tunisie et de la diaspora tunisienne dans le monde, sont prêts à relever tous ces défis. Ils ont besoin de l’aide de la France et de l’Union Européenne. Il faut les aider et ne pas rester sourd à leur appel.
*Expert comptable, président de l’Union nationale des associations agréées (UNASA) en France, membre du Conseil Economique Social et Environnemental Région Rhône-Alpes.
*Professeur des universités Lyon2, chercheur à la Maison de l’Orient et de la Méditerranée (MOM), CNRS-Université Lyon2
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