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mardi 5 avril 2011

A la rencontre des féministes tunisiennes (2/3)

Du 31 mars au 2 avril, des militantes d'osez le féminisme  ont participé à un voyage d’études en Tunisie organisé par Touristra Vacances. Rencontres avec de nombreuses militantes féministes, activistes associatives ou représentantes de la société civile et compte-rendu des débats actuels sur les droits des femmes en Tunisie.

La Tunisie est souvent mentionnée comme le pays du monde dit « musulman » dans lequel les droits des femmes sont les plus avancés. Grâce à la volonté politique importante de Bourguiba, les femmes ont pu accéder à la vie sociale. Les droits des femmes sont reconnus par le Code du statut personnel de 1957 dans de nombreux domaines : l’éducation, l’emploi, l’avortement et la contraception, pour n’en citer que quelques uns.
Cette reconnaissance de certains droits des femmes n’est pas venue de nulle part, mais, comme partout ailleurs, d’un mouvement féministe fort. En Tunisie, le mouvement féministe a plus de cent ans. Bourguiba a été marqué par les idées de Tahar Haddad, par exemple, qui, en 1930, publiait un ouvrage intitulé « Notre femme dans la charia et la société », ou par celles de Radhia Haddad (aucun lien de parenté avec Tahar Haddad), militante féministe du parti destourien. Le mouvement féministe tunisien, proche du mouvement anticolonialiste, a permis, donc, de faire de la Tunisie l’un des pays les plus avancés en matière de droits des femmes. Mais la situation est loin d’être idéale.

 La condition des femmes tunisiennes

Les femmes tunisiennes sont éduquées, mais le taux d’alphabétisation des femmes est tout de même de seulement 65,3%, alors que le taux d’alphabétisation des hommes est de 83,4%. Le droit à l’avortement est reconnu depuis 1973. La démocratisation de la contraception a fait partie d’une politique de contrôle des naissances voulue par Bourguiba, qui, parfois, a plus été imposée aux femmes que véritablement choisie par elles. De nombreux cas de stérilisations forcées ont été recensés dans les zones rurales de la Tunisie. Le port du voile n’est pas autorisé dans les administrations et les universités, mais la loi n’est, concrètement, pas toujours appliquée. La polygamie est interdite depuis 1957. Enfin, des discriminations légales persistent, en matière d’héritage par exemple, les hommes héritent de deux tiers et les femmes d’un tiers. L’égalité en matière d’héritage est, d’ailleurs, un des combats prioritaires des féministes tunisiennes.
Malgré les prises de position tranchées de Bourguiba, ce dernier a toujours considéré les femmes comme des mères et des épouses avant de les considérer comme des citoyennes. Encore aujourd'hui, la garde des enfants et du foyer incombe aux femmes.
L’homosexualité est interdite. La virginité avant le mariage est une valeur absolue. Un couple non marié ne peut pas s’afficher main dans la main dans la rue.

En ce qui concerne l’accès à l’emploi, c’est une des avancées les plus importantes de la seconde moitié du XXème siècle. Il y a plus d’étudiantes que d’étudiants à l’université, mais les femmes sont plus touchées par le chômage que les hommes. Dans les régions centrales de la Tunisie, les femmes subissent la précarité de l’emploi plus que dans les grandes villes du nord ou de la côte maritime. Elles sont notamment assignées aux travaux agricoles et ne sont pas conscientes de leurs droits.

Enfin, la place des femmes dans la vie publique est limitée. Elles ne sont que deux au gouvernement de transition, et 30 membres sur 145 dans l’Instance supérieure de réalisation des objectifs de la révolution. Abdesselem Jerad, secrétaire général de l’UGTT, affirme que les droits des femmes sont une valeur indiscutable de son syndicat : l’UGTT a une commission femmes active au niveau national et dans chaque fédération locale ainsi que dans chaque fédération de secteur. Mais, concrètement, il n’y aucune femme au bureau exécutif.

Cette énumération des inégalités, qui pourrait encore continuer, permet de dessiner le paysage général de la condition des femmes. Ce sont toutes ces inégalités persistances qui sont aujourd'hui dénoncées par le mouvement féministe qui, malheureusement, n’a pas toujours pu s’exprimer librement.
 
Le mouvement féministe sous le joug de la dictature

Avec la dictature de Ben Ali, certaines associations féministes n’ont plus pu défendre les droits des femmes et le bien fondé du féminisme. Avec l’arrivée de Ben Ali en 1987, le mouvement féministe s’est inquiété pour ses acquis. Si le gouvernement de Ben Ali a protégé les droits des femmes, il les a aussi utilisés comme une vitrine pour les relations diplomatiques de la Tunisie. En effet, Leïla Trabelsi a encouragé les associations féministes proches du pouvoir et s’est érigée en défenseure des droits des femmes. Après Bourguiba le père, Trabelsi la mère. Le mouvement féministe a beaucoup pâti de cette appropriation du combat pour les droits des femmes par Leïla Trabelsi : associé à la dictature, le mouvement doit aujourd'hui reprendre les choses au début et réexpliquer le bien fondé du message pour l’égalité femmes/hommes.
Dans le même temps, seules deux associations indépendantes du pouvoir ont pu mener leurs activités à bien (autant que possible) : l’ATFD (Association tunisiennes des femmes démocrates) et l’AFTURD (Association des femmes tunisiennes pour la recherche sur le développement), créées dans les années 80 par des militantes proches les unes des autres. Sous Ben Ali, les droits des femmes existaient dans les textes, mais la dictature, en bafouant les libertés publiques, ne permettait pas aux féministes de les défendre. Aujourd’hui, les féministes revendiquent, comme tout le monde, la liberté d’expression pour pouvoir débattre des moyens les plus efficaces d’arriver à l’égalité réelle femmes/hommes. Le mouvement féministe indépendant est en train de revivre.
 
Assurer les droits acquis et la place des femmes dans le processus démocratique

Aujourd'hui, le mouvement féministe a conscience de la période particulière dans laquelle la Tunisie se trouve, et, veut l’utiliser pour faire progresser les droits des femmes.
Elles poussent pour que les réserves à la convention de l’ONU pour l’élimination de toutes les formes de discriminations envers les femmes (CEDAW) soient toutes levées : en matière de transmission de la nationalité par la mère, en matière d’égalité dans le mariage, le divorce, la garde des enfants et les responsabilités parentales, et, bien sûr, en matière d’héritage.

Mais actuellement l’urgence est le maintien de la place des femmes au processus démocratique. Alors que les femmes ont tout autant participé à la chute de Ben Ali que les hommes, les féministes s’interrogent sur les invisibilités dans l’espace public depuis le 17 janvier dernier.
Noura Borsali, essayiste, fondatrice avec d’autres de l’AFTURD, membre de l’Instance supérieure pour la réalisation des objectifs de la révolution, s’interroge. Est-ce un oubli ou une volonté politique délibérée ? Quelle que soit la réponse à cette question, elle se dit contrariée. Dans les émissions télévisées ou à la radio, les femmes ne sont quasiment jamais invitées à donner leur avis. Lors du 8 mars, très peu de débats ont été organisés pour évoquer les droits des femmes.

Il s’agit donc de faire en sorte que les femmes continuent d’investir la politique.
Cela passe d’abord par assurer leur présence dans l’Assemblée constituante qui sera élue le 24 juillet prochain et, surtout, une présence paritaire. Pour atteindre cet objectif, les discussions se concentrent sur le choix du mode de scrutin : uninominal ou de liste ? La future loi électorale doit, dans l’esprit de toutes et tous, traduire les caractères de la révolution. La révolution n’a pas eu de leader : il faudrait donc un scrutin de liste. Mais elle n’a pas été menée par les partis classiques, donc il faut donner la possibilité à tous de se présenter : il faudrait donc un scrutin uninominal. Les Tunisiens demandent de la proximité avec leurs responsables politiques : il faudrait donc un scrutin uninominal. Mais il ne faut pas favoriser les notables : il faudrait donc un scrutin de liste. Noura Borsali, elle, nous a glissé qu’elle pensait, peut-être, à un système mixte… Bref, la discussion promet d’être longue dans l’Instance supérieure pour la réalisation des objectifs de la révolution.
La discussion, surtout, n’est pas confinée dans cette instance : vendredi, la session du Club femmes du Centre culturel Tahar Haddad, au milieu de la médina de Tunis, était dédiée à cette question. Elle rassemblait une cinquantaine de femmes, dont Noura Borsali, Souad Moussa, professeure de droit à l’Université de Sousse, et des membres de l’ATFD.
Alya Chammari, avocate au barreau de Tunis et auprès de la Cour pénale Internationale, Présidente du Collectif 95 – Maghreb Egalité, nous affirmait que la tendance se portait vers le scrutin de liste. Dans ce cadre, les féministes défendent l’obligation de l’alternance femmes / hommes dans les listes, pour assurer une Assemblée constituante parfaitement paritaire.

La question de la place des femmes au pouvoir se pose aussi à l’UGTT. Pour régler le problème de l’absence de femmes au bureau exécutif, Abdesselem Jerad nous a vanté la méthode des quotas.
 
Les interrogations autour de la laïcité

Le débat sur la laïcité occupe aussi toutes les têtes féministes.
Nos questions sur la force des islamistes ne trouvent pas de réponses tranchées. Le mouvement Islamiste existe mais personne ne peut ou ne veut quantifier leur poids réel dans la société : on ne connaitra leur force qu’après le 24 juillet. Pour le moment, les féministes ne reconnaissent que le fait qu’ils sont la force la mieux organisée du pays et qu’ils s’organisent. Ils placent leurs imams dans certaines mosquées. Ces derniers prêchent souvent contre la laïcité et déforment le débat en associant la laïcité à l’athéisme et à une valeur occidentale et colonialiste. Des manifestations pour la laïcité ont eu lieu à Tunis et à Sousse et ont dégénéré suite aux agressions de jeunes opposants à la séparation de l’État et du religieux. Ces derniers revendiquaient le maintien en l’État de l’article 1er de la Constitution tunisienne selon lequel la religion de l’État tunisien est l’islam. Vendredi après-midi, après la prière, plusieurs centaines d’islamistes ont manifesté dans les rue de Tunis contre la laïcité en scandant des slogans comme « Non à la laïcité, la Tunisie est un pays musulman ».

Pour les féministes, la laïcité seule peut assurer l’égalité. Mais elles reconnaissent aussi la nécessité de mener ce combat de manière progressive et stratégique. C’est pourquoi, aujourd'hui, elles mettent en avant la notion d’État « sécularisé ».
Elles refusent aussi de jouer sur la peur des islamistes, comme l’ont fait par le passé Ben Ali et les pays occidentaux. Au contraire, elles veulent poser le problème autrement et utiliser la liberté d’opinion et d’expression pour convaincre. Certaines défendent aussi l’utilisation de tous les outils à disposition pour convaincre sur leurs arguments : l’universalisme bien sûr, mais aussi les conventions internationales comme la CEDAW et une interprétation progressive du Coran basée par les recherches faites par des intellectuels musulmans sur les droits de succession par exemple. Il s’agit, par là, de convaincre dans les zones rurales plus pratiquantes. Mais le danger est aussi de tomber dans le relativisme culturel, de se contenter de n’importe quelle sorte de raisonnement pour justifier l’égalité des droits et de justifier sans le vouloir certaines positions sexistes de la charia.
Si l’objectif est de trouver un compromis, nécessaire pour que la révolution soit un succès, les féministes ont tout de même posé un certain nombre de lignes jaunes qui ont été acceptées dans les discussions sur la loi électorale. Par exemple, les mosquées ne pourront pas être utilisées comme des lieux de campagne électorale, et des sanctions seront prévues.
 
Ainsi, l’espoir du mouvement féministe est que la laïcité s’imposera progressivement. Les militantes savent aussi que le mouvement doit se renforcer et se diversifier. Essentiellement implanté chez les élites intellectuelles, le défi est maintenant de porter la parole féministe auprès de la jeunesse, des couches populaires de la société et dans les zones rurales pour que ce dernier représente toutes les femmes. Dans un but simple : peser davantage sur le cours de la révolution.

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