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mercredi 19 octobre 2011

Tunisie : "des élections primordiales pour la suite du printemps arabe"

DECRYPTAGE - Neuf mois après avoir renversé Ben Ali, les Tunisiens se rendent aux urnes dimanche pour élire leur Assemblée constituante. Quels sont les enjeux du scrutin, dont les islamistes d'Ennahda sont favoris ? Les réponses de TF1 News avec Pierre Vermeren, maître de conférences à Paris I.

Pierre Vermeren, spécialiste du Maghreb contemporain, est maître de conférences à l'Université de Paris I. Il est notamment l'auteur de Maghreb : les origines de la révolution démocratique (Editions Pluriel).

TF1 News : 12.000 candidats, plus de 1.600 listes et pourtant seulement un peu plus d'un Tunisien sur deux s'est inscrit sur les listes électorales. Pourquoi cette relative désaffection ?
Pierre Vermeren :
Il n'y a jamais eu de démocratie en Tunisie. Or, dans n'importe quel pays, la démocratie s'apprend. Son héritage est long à construire. Et, aujourd'hui, la Tunisie part de zéro puisque l'école n'a jamais inculqué de culture civique. Si la révolution était démocratique pour les élites, pour le peuple, il s'agissait surtout d'une révolte contre l'humiliation infligée par le régime de Ben Ali (corruption, chômage, mainmise d'un clan sur l'Etat...).

Les ruraux et les classes populaires urbaines sont donc incrédules sur ce nouveau gouvernement des élites qu'ils ne connaissent pas bien et en lequel ils n'ont pas forcément confiance. En ricochet, ils ne se sentent pas forcément concernés par ces élections puisque leur priorité, c'est toujours de trouver un travail ou de nourrir leur famille dans une situation économique difficile. Impossible de leur reprocher. Et n'oublions pas non plus que la liberté, c'est aussi celle de ne pas s'inscrire. L'une des tâches du prochain gouvernement sera notamment de transmettre une responsabilité civique.
TF1 News : Vous parlez d'une situation économique difficile. Elle n'a pas évolué depuis la chute de l'ancien régime ?
P.V. :
Non. Et d'ailleurs, elle ne s'améliorera pas fondamentalement non plus dans les mois à venir. Le chômage, notamment des diplômés, ne sera pas résorbé du jour au lendemain. Il faut qu'un cercle vertueux de créations d'entreprises s'installe. Il passera par l'arrivée massive de capitaux européens ou du G20.
                                                     
TF1 News : Ennahda, le parti islamiste, est favori. Pourquoi ?
P.V. :
C'est une force politique ancienne qui existe depuis plus de 30 ans. Ben Ali avait fait croire, entre autres, qu'il avait éradiqué l'islamisme en mettant en avant le mythe d'une croissance forte. Or même si ses cadres avaient en effet été éliminés -un fait qui bénéficie, à juste titre, à Ennahda-, l'islamisme politique en lui-même n'avait jamais disparu. Aujourd'hui, Ennahda, principale puissance militante, touche presque un quart de la population tunisienne grâce à ses réseaux et à son côté communautaire.

Comme les Tunisiens veulent plus de justice et moins de corruption, le cadre religieux semble rassurant. Et  il implique un gouvernement islamiste, perçu comme plus moral. La situation économique joue évidemment aussi en faveur d'Ennahda. Comme presque partout, la croissance faible favorise ceux qui ne sont pas liés aux élites urbaines traditionnelles, qui dirigent à Tunis depuis janvier. Même s'il était impossible de faire des miracles en neuf mois, les plus pauvres peuvent le reprocher au gouvernement transitoire.  Quoi qu'il en soit, la victoire annoncée d'Ennahda est le prix à payer pour sortir définitivement de l'ancien système. 

"C'est intérêt d'Ennadha d'être modéré"

TF1 News : Face aux craintes qu'engendre Ennahda, Rached Ghannouchi, son leader, affirme que son parti est le pendant tunisien de l'AKP  en Turquie (ndlr : l'AKP est la formation au pouvoir à Ankara. Elle se revendique d'un islamisme modéré).
P.V. :
Cette déclaration n'est pas seulement une posture, c'est aussi l'intérêt du parti d'être modéré. Les islamistes savent qu'ils font peur et que pour avoir les crédits internationaux, il faut être modéré. Ils ont aussi vu que le Hamas, bien que vainqueur des élections palestiniennes en 2006, avait ensuite été marginalisé sur la scène diplomatique. Rached Ghannouchi utilise donc l'image de l'AKP puisque la Turquie est le seul pays où l'islamisme politique fonctionne. Elle garde par exemple de bonnes relations avec les Etats-Unis et l'Union européenne.

Mais Rached Ghannouchi ne représente pas forcément le point de vue de tout le parti. Ennadha est aujourd'hui divisé entre les partisans d'un islamisme moderne et les idéologues proches des Frères musulmans. Sur ce point, le résultat des élections sera primordial : si Ennahda obtient la majorité absolue dans l'Assemblée, le risque de surenchère islamique est réel. S'il ne dispose que d'une majorité relative, il devra composer.

TF1 News : Les incidents de fin de campagne ont été attribués aux salafistes (ndlr : islamistes extrémistes). Ont-ils des liens avec l'aile dure d'Ennahda ?
P.V. :
Non, les salafistes, minorité très agissante, se situent clairement en dehors d'Ennahda. Leur interdiction de présenter des candidats a d'ailleurs été validée par Ennahda. En revanche, les manifestants qui ont créé les incidents ont probablement reçu le soutien des milices proches de l'ancien régime afin de faire dérailler le processus. 

"Les anciens du régime Ben Ali sur des listes d'indépendants"

TF1 News : Peut-on attendre des alliances entre partis laïcs pour faire barrage à Ennahda ?
P.V. :
Il faut prendre avec précaution le terme "laïc". Certes, il y a des laïcs parmi ces partis, mais la laïcité reste minoritaire  dans le pays. Dans l'ensemble, ce n'est pas l'idée dominante. Il est très probable que la prochaine constitution ne sera d'ailleurs pas laïque.

Le Parti démocrate progressiste (PDP), classé au centre-gauche, d'Ahmed Néjib Chebbi représente essentiellement la bourgeoisie de Tunis et est implantée dans les grandes villes. Ettakatol (forum) de Mustapha Ben Jaafar est quant à lui plus à gauche. Mais c'est peut-être le Congrès pour la République (CPR) de Moncef Marzouki, qui devrait être la 4e force du pays, qui aura un rôle pivot lors des négociations. Attaché aux droits de l'homme, il est aussi proche des islamistes.

TF1 News : Quid des anciens du RCD, le parti de Ben Ali ?
P.V. :
Quelques anciens dignitaires de l'ancien régime, comme l'ancien ministre de l'Intérieur Kamel Morjane, ont créé des petites formations qui ont été légalisées. Mais beaucoup d'ex-apparatchiks se présentent probablement sur les listes d'indépendants (ndlr  : 800 sur 1600). Les sondages leur prédisent un faible score au niveau national. Mais il est possible qu'ils obtiennent quelques élus localement grâce à leurs réseaux, toujours présents.
exergue "En cas d'échec, une excuse pour les régimes toujours en place" 

TF1 News : Le choix d'une proportionnelle intégrale pourrait conduire à une instabilité politique.
P.V. : C'était nécessaire. Plus de 110 partis se présentent : il fallait que tous aient une chance et que l'Assemblée constituante soit une réelle photographie de la vie politique. Et puis l'éclatement sera relatif. Seules une quinzaine de partis auront des députés. Il était difficile de faire autrement après un régime autoritaire, d'autant plus qu'un scrutin majoritaire aurait amplifié la victoire annoncée d'Ennadha.

TF1 News : La Tunisie a lancé les "révolutions arabes". Elle lance aujourd'hui le temps des "élections arabes".  Va-t-elle donner le ton une nouvelle fois ?
P.V. : Oui. C'est le premier round de la deuxième étape. Ces élections sont une expérience capitale, à court, moyen et long terme, pour les Tunisiens, pour les autres pays de la région et même pour la politique arabe de la France. Si tout se passe bien, avec une transition démocratique effectuée sans surenchère religieuse, cela aura un rôle important pour les prochains scrutins, dès le mois prochain en Egypte et au Maroc. A l'inverse, si cela se déroule mal, les régimes autoritaires toujours en place en profiteront pour brandir une nouvelle fois la menace islamiste. 

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