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mardi 22 novembre 2011

Non, les "islamistes" n'ont pas "gagné" en Tunisie

Tunisie : les islamistes qui ont pris le pouvoir vont mettre le pays à feu et à sang. Ça y est lecteur, tu es harponné à la faveur d'une info assez effrayante qui colle bien à ce que des années de guerre contre le terrorisme, de Sarkozy et de Marine Le Pen, de dictateurs et de guerre au Moyen-Orient, ont mis dans la tête des honnêtes citoyens.
Ennahdha n'a pas "gagné"

1er mythe : les islamistes n'ont pas pris le pouvoir. “Je suis inquiet de la façon dont [le résultat du scrutin] est interprété par les média occidentaux” m'avoue Khelil ben Osman de l'Association Tunisienne pour les Liberté Numériques, qui commence à en avoir ras le bol de la façon dont sont présentées ces élections et qui trouve anormal et "ahurissant" que l'Elysée se soit précipité pour "féliciter Ennahdha pour sa victoire, ce n'est pas une victoire, c'est une Assemblée constituante bordel !".

Ennahdha n'a pas "gagné" les élections en Tunisie : il s'agit d'une Assemblée constituante, pas d'une présidentielle française ou américaine (deux démocraties fringantes comme peuvent en témoigner George W. Bush et Nicolas Sarkozy) et Ennahdha a remporté à la faveur du scrutin 89 sièges sur 217.

Autre mythe tenace : on oublie un peu de rappeler que 42% des Tunisiens n'ont pas voté, que 18% des bulletins étaient blancs ou nuls et que 60% de ceux qui ont voté ont choisi d'autres partis que "les islamistes". Le résultat des élections est là, en infographie sur Tunisia-live ; proportionnellement à la population, Ennahdha c'est 18%.

Il convient aussi de dire, ce qui nous fut confirmé sur place par les chevaliers de la liberté d'expression et des nouveaux médias - aussi bien fhimt.com que l'ATLN ou Tunisia-Live - qu'Ennahdha a fait la meilleure campagne. Ses membres sont allés sur le terrain et ont multiplié les contacts avec la population, alors que d'autres ont cru au mythe de la "révolution Facebook" et ont oublié de se bouger IRL (in real life) et se sont fait piéger par le mythe "islamistes contre laïcs" à faire une campagne anti-islamistes. Puisque "islamiste" est un fantôme indéfinissable, ils se sont largement plantés et les Tunisiens que nous avons rencontrés semblent plutôt satisfaits que ce débat imbécile entre laïcité et islam soit définitivement dépassé et que l'on retrouve un paysage politique cohérent.

En démocratie, qui fait la meilleure campagne est élu, on se tait et on respecte. Lorsque Nicolas Sarkozy a été élu, on n'a pas eu droit à tout ce foutoir médiatique sur la laïcité en danger, alors qu'il jurait qu'elle devait être plus “positive” et vantait les "racines chrétiennes de la France". Il serrait la main de Tom Cruise, icône de la scientologie, et voulait détecter les délinquants avant la maternelle, une idée qui revient presque chaque année, relancée par un second couteau de l'UMP différent à chaque fois...

Ennahdha promet tout, attendons de voir

Les "islamistes" que j'ai rencontrés et interviewés lors de mon travail sont des enfants de cœur à côté de ce qui est dit et fait par de nombreux hommes et femmes politiques en Europe. Nourredine Bhiri, porte-parole d'Ennahdha, prenait tellement soin à dire les bons mots et à ne pas déraper que si je n'avais pas posé la question, il n'aurait même pas prononcé le mot “islam” :

"Nous voudrions mettre l'accent sur le fait que l'Etat est un état civil et que l'ordre politique est républicain. Et aussi sur l'égalité sans considération de religion, de race, de sexe ni d'aucun autre aspect. Aussi le respect de la vie de tout le monde, et la liberté de conscience.

Moi : Vous allez mettre tout ça dans la constitution?
 
"Oui. Aussi le droit à l'éducation, à la santé, à la justice sociale, ainsi que la liberté d'expression et la liberté d'association. Le respect aussi de la propriété privée et publique et nous voudrions établir des relations internationales basée sur le respect mutuel." (lire ici l'interview entière sur Iloubnan.info).

Ennahdha est un enfant politique de la Tunisie, même s'il a été interdit, comme d'autres partis, sous Ben Ali. Son programme économique est un mix délirant entre liberté des marchés, état providence et communisme. Il promet tout, est d'accord avec tout le monde et ouvert à tout ou presque, disant à chacun ce qu'il veut entendre. Aux islamistes, le parti parle de 6e califat, aux anciennes puissances coloniales il jure liberté de marché, et aux électeurs service sociaux gratuits...

Ennahdha ne sait pas très bien comment faire avec les médias qui ne lui pardonnent rien et l'attendent au tournant à chaque faux pas. Les membres disent un peu tout et n'importe quoi et peuvent facilement être piégés.

Lors d'un sommet, Hamadi Jebali, futur Premier ministre, a parlé malencontreusement de “6e califat”. Souad Abdurahim, égérie non voilée a fait une sortie sur “les mère célibataires" qui seraient "une infamie". Elle a provoqué un tel tollé que du coup, elle “ne donne plus d'interview car elle est très occupée en ce moment, merci”.

Mais comparé aux propos de Nicolas Sarkozy sur la "pédophilie génétique", à ceux de Brice Hortefeux sur la présomption de culpabilité, à ce que peut vomir Claude Guéant dès qu'il ouvre la bouche, à la responsabilisation des malades de Laurent Wauquiez, à Christine Boutin qui brandissait la Bible à l'Assemblée comme argument contre l'homosexualité... Ennahdha me semble être des centristes bien sages.

Laissons la Tunisie créer son propre modèle
  
Les politiciens des pays du nord de la Méditerranée ne sont pas toujours de francs démocrates. Les atteintes graves aux libertés sont régulières en Europe et s'enchaînent à un rythme de plus en plus inquiétant. Les déclarations ahurissantes de racisme et de haine de certains politiques sont devenues tellement nombreuses qu'on s'y est habitué. Scandales, émeutes, corruption au sommet, atteinte à la liberté de la presse, lois d'exception, atteintes aux droits, népotisme et copinage, pas un mois ne s'est écoulé ces dernières années sans qu'il n'arrive au moins un de ces exemples-là en Europe.

La Tunisie n'a pas a être jugée sur des critères qui seraient ceux d'autres "démocraties", ceux de Sarkozy, de Bush, de Berlusconi ou de la Grèce. Elle est en train de créer un nouveau modèle qui pourrait bien devenir une référence. "Ce qui fait aujourd'hui le cyber-activiste en Tunisie va faire le cyber-citoyen de demain partout dans le monde" dit Khelil ben Osman.

Ramla Jaber de Tunisia-live est en train, avec d'autres, de réinventer le journalisme en Tunisie, tous s'activent pour monter des projets d'open gouvernance et ce journalisme citoyen qui feront demain école dans le monde entier.

Réduire la démocratie tunisienne naissante à la "victoire des islamistes" est une insulte à la révolution, à la liberté et au lecteur qui est en droit d'être informé de la réalité par une information non polluée par les fantasmes d'islamisation initiés par la sphère de l'extrême droite

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